Episode 1 : Le Passage

Episode 1 sur 6. Retour à la liste des épisodes.

La taverne était remplie d’un air épais qui transpirait l’odeur de l’âge et de l’alcool, une effluve de bière puissante mêlée de bourbon. Dans sa tiède pénombre, le monde s’était rétréci à la symphonie de verres qui tintaient et étouffaient les conversations qui à cet instant ressemblaient à une fine brume qui laissait à peine filtrer le ciel rougi du soir, un dernier appel des sirènes perdues et solitaires cherchant une âme à la dérive prête à perdre son destin au sien dans les profondeurs sans fond d’une amertume alcoolisée.

Le monde extérieur changeait, mais ici, le temps s’était replié sur lui-même, une boucle perpétuelle d’hiers et de demains qui s’enchaînaient les uns les autres jusqu’à ce que l’on ne puisse plus les distinguer. L’air de la taverne formait une tapisserie tissée à partir du rythme monotone de la vie. C’était un endroit où l’extraordinaire était étranger.

Bud, le patron, était le fervent chef d’orchestre de cette routine, son dos à moitié voûté, ses mains signaient un un testament qui témoignait des années passées à verser des boissons et à écouter les secrets du monde.

Zak, son confident de toujours, était assis dans une calme solidarité, son front creusé de sillons croisait de temps à autres le regard de Bud lançant un témoignage silencieux aux années d’amitié qui les liaient. Quelques fois, leur conversation, un échange de souvenirs partagés et de peurs non exprimées, flottait au-dessus de la taverne comme un ballon fragile.

Amand, tel un spectre qui s’accroche à la vie par les bords effilés d’une résolution mourante, était assis au bar, les yeux comme des fenêtres opaques aux travers desquelles il tentait de percevoir son âme à la dérive.

Perché sur son tabouret habituel, ses cheveux formaient une crinière sauvage et ombreuse qui semblait absorber la faible lumière de l’après-midi. Ses yeux, marqués par les profondeurs de l’angoisse, jouaient avec quelques braises qui n’avaient plus que la force de l’éclat d’une bougie dont la lumière jouait une mélodie hantée.

Son visage exprimait un contraste qui oscillait entre la rugosité des années vécues et la vulnérabilité d’une âme à la dérive se nourrissant de rêves alcoolisés. Le liquide ambre tournoyait dans son verre, un maelstrom miniature reflétant la tempête qui faisait rage en lui.

C’était un homme au bord de la rue, un cœur qui battait au bord de l’abîme de son propre désespoir formant des échos qui bourdonnaient avec le rythme mondain des autres clients. Leurs vies entrelacées avec les bière et les paquets de cartes dessinaient un mensonge réconfortant dont il avait désespérément besoin pour ne pas sombrer.

Bud, le patron, était un observateur silencieux de cette danse entre les bouteilles et les jours dans laquelle il était pris. Il connaissait toujours par cœur et à l’avance ce qu’il allait commander: un double bourbon, soigné. Il le servait sans un mot, un clin d’œil sympathique remplaçant la conversation pour laquelle Amand n’avait plus la force.

Pour lui, cette maison était devenu le havre qu’il cherchait. Un endroit tranquille où il pouvait noyer son âme tout entière. Là, nul besoin de parler, il pouvait juste boire et regarder les autres mélanger leur lassitude à la sienne. Les autres clients étaient devenus pour lui comme une famille de fortune, une bande de compagnons liés par la misère partagée de leurs vies isolées accrochées au comptoir, un radeau perdu sur une mer d’alcool.

Alors que l’après-midi touchait à sa fin et que le soir s’installait, la lumière sombre de la taverne jetais de longues ombres à travers la pièce. Filtrants au travers des fenêtres, quelques rayons mourants accrochés à de petits nuages de poussière dans l’air semblaient se moquer de son propre chaos intérieur.

Pourtant, dans ce tableau de tranquillité, une note discordante s’était accrochée dans l’air, quelque chose qu’il ne percevait pas bien perturbait sa routine éthérée. Une présence indéfinissable avait fait son apparition, un changement palpable dans l’atmosphère, une tempête silencieuse brassant à l’horizon venait de le perturber et pour un moment, son monde semblait vaciller.

Un instant, un éclair de lucidité avait tracé un chemin dans son esprit embrumé. Il égrainait ses vies passées. Il avait été un père de famille, un croyant, un pasteur même dans une vie passée. Il tentait de faire la liste des rôles, de ses identités perdues et enterrées. Ce qu’il cherchait, s’était une définition qui les résumeraient toutes.

Une certaine perplexité mêlée de culpabilité venait de l’envahir à l’idée même de résoudre cette question qui le pressait quand soudain elle lui apparut. “Un homme de foi!” voilà la meilleure définition qu’il aurait pu donner à cette identité perdue.

Comme il venait de finir son verre il croisa le regard de Bud dont la présence rassurante avait toujours été pour lui aussi constante que le comptoir lui-même. Ses yeux exprimaient un désespoir lucide face à la vérité qu’il sentait poindre à l’horizon de son âme.

Alors que Bud lui reversait de quoi tenir le choc, cette vérité qu’il avait enfouie de puis longtemps venait de le heurter de plein fouet et comme un marin seul en pleine tempête il s’accrochait maintenant au comptoir comme on s’accroche à une barre.

— “Hey Amand, ça va mon gars?”

Amand se ressaisit un instant alors que Zak le dévisageait avec inquiétude.

— “T’inquiètes, ça va aller.”

Toutes ces années à chercher le salut venaient de lui revenir, il ne pouvait cesser de penser à cette foi perdue qui pourtant l’avait menée vers les abîmes dont elle était sensée le sauver. Elle l’avait trompé. Et, telle une sirène l’avait emmené captif vers les fonds sans fin de la noirceur de l’âme.

Maintenant, elle revenait le hanter, armée de son poignard tranchant et acéré pour lui briser à nouveau et l’âme et l’esprit. C’est avec elle qu’il avait pu ouvrir les portes les plus brillantes de sa vie tout comme les plus cachées de son esprit, autant de portes vers de brillantes ou sombre réalités.

En un instant il comprit que certaines portes, même si il est tentant de les franchir ne peuvent plus être refermées. Il l’avait franchie, il y a longtemps et par cette porte grande ouverte, cette vérité venait le lui rappeler. L’air de la taverne s’était épaissi, et l’odeur du bois vieilli mêlée de bière renversée lui semblait maintenant étranger. Les murs mêmes semblaient transpirer un avant-goût qui s’accrochait à sa peau comme les relents de son eau de Cologne bon marché.

La taverne, son sanctuaire, ce lieux où tout était si ordinaire se tenait maintenant au seuil de l’impossible. Les clients, leurs conversations, le tintement des verres et tout ce qui lui semblait si prévisible était devenu une façade fragile qui allait s’effondrer.

Son regard s’était fixé sur une figure énigmatique, une ombre qui émergea par la porte des toilettes. Un homme qui semblait tout droit sorti de l’un de ces mauvais romans d’espionnage.

Alors qu’il sortait des toilettes, Amand fut soudain saisi d’un effroi qui lui traversa l’échine, un fourmillement qui rampait le long de sa colonne vertébrale et chuchotait d’une réalité qui allait imploser, reformer et redéfinir tout ce qu’il pensait connaître.

Cette ombre, comme un présage surnaturel, se tenait là, une sentinelle silencieuse au bord du monde d’Amand, prête à lever le rideau pour lui révéler ce qu’il ne voulait surtout pas voir.

Tout à coup, les conversations et les bruits familiers semblèrent s’étouffer. Un peu comme cette sensation qu’il ressentait, enfant, lorsque qu’il plongeait dans le lac et que les rires de ses camarades disparaissaient sous la surface de l’eau.

Alors que les bruits de la taverne coulaient, le cliquetis de l’horloge sur le mur se mit à résonner dans sa tête provoquant un écho assourdissant. Il vacillait. Zak, les deux coudes croisés sur le zinc du comptoir, regardait Amand avec intensité; le visage marqué d’une attente mêlée de préoccupation.

Le regard tranchant de Bud, coupait le léger brouillard du déni qui enveloppait la pièce, tandis que la voix de Zak, un simple murmure, brisa le silence.

— « Hey, Amand, t’es sûr que ça va? »

Il ne répondit pas, son attention toute entière était plongée dans le petit rictus cynique qu’il pouvait discerner sous le chapeau de cette ombre. Comme si ce sourire énigmatique contenait une partie des réponses qu’il avait toujours cherchées. Comme si cet étranger lui lançait une invitation cryptique à aller au-delà du voile du connu, dans le royaume de l’ineffable.

Soudain, les yeux de l’étranger rencontrèrent ceux d’Amand avec la certitude électrique d’un homme qui savait des choses qu’il ne pouvait pas comprendre. La température de la pièce s’effondra, les lumières au plafond se tordirent dans un mouvement erratique jetant des ombres grotesques qui dansaient comme les marionnettes d’un marionnettiste invisible.

A cet instant, le monde de la taverne, avec son rythme prévisible et son chaos réconfortant, lui paraissait comme une illusion soigneusement conçue, prête à s’écrouler aux mains de cette figure mystérieuse.

A suivre…

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